[RP] Avant de lever le voile...

[9 octobre 1462, au soir ; dans les appartements privés du donjon]

La noce avait eu lieu. Ceux qui souhaitaient loger sur place étaient accueillis au château de Marmorières ; ils prirent soin d'escorter auparavant les jeunes époux au donjon de Saint-Félix. C'était là, seuls pour cette première nuit, dans l'étage circulaire du donjon, tout organisé de panneaux mobiles, et seulement assistés d'une femme de chambre, Viana, qu'ils allaient se découvrir. Le petit Cristòl de Saint-André était aussi hébergé chez sa tante, pour cette occasion.

Quand Viana eût proprement dégrafé et plié l'ample cape de la mariée et défait sa coiffe compliquée, quand elle eût versé du vin, allumé un feu et plusieurs calels, elle se retira à l'étage inférieur, barra la porte du donjon et se fit oublier jusqu'à la fin de la nuit.

Aimelina avait dû retirer la pomme de senteur, pour enlever sa cape. Assise sur le faudesteuil où Viana l'avait décoiffée, elle ne se lassait pas de regarder l'objet, d'en sentir toutes les aspérités sous ses doigts. Il faudrait peu de temps avant de le connaître par coeur. Lorsque l'écho des pas de Viana dans l'escalier mural s'évanouit, elle leva les yeux vers Adelphe. Son coeur battait à tout rompre. Bercée de souvenirs et d'aspirations, se sentant au bord d'exploser...

Mon époux... Vous êtes prêt... ?

Dos adossé à l'un des murs et bras qu'il a croisé. Il regarde la femme qui dépouille la sienne. Corps de son épouse qui se dévoile un peu plus, et cheveux collés de sueur qu'il redécouvre. Regard qui la détaille à travers la robe que la femme de chambre lui a laissée, cou délicat et nuque qu'il devine douce et prête à frissonner. Main qu'il imagine la caresser et dénouer sa chevelure, doigts qu'il voit fourrager dans cette toison brune et soyeuse. Eau qui lui monte à la bouche de l'imaginer gémir entre ses bras, et accepter la domination de ses assauts conquérants.

Tête qu'il détourne pour calmer son sang bouillonnant, et regard qu'il plante dans le feu. Il n'est pas au bordel et elle n'est pas une des putains qu'il a fréquentées. Ces idées là, il doit les chasser, les oublier. Traite-t-on sa femme comme une catin ? Son père traite-t-il la sienne comme une putain ? On l'a instruit pour être noble, Vicomte ! Il manquait un volet dans cette éducation, un grave manque, une aberration qui le retenait. Il pensait trop, pauvre con !

Regard qui revient sur elle et sourire léger qui le prend. La pomme d'amour semble lui plaire, il aura au moins eu une bonne idée.

Pas qui s'approchent et il s'installe près d'elle dans l'autre faudesteuil. Sourire fuyant depuis qu'elle a parlé et temps qui s'écoule avant qu'il ne réponde.

Prêt à quoi, Madame ? A faire de vous ma putain ?

Le temps passa en silence, puis il répondit. Elle se raidit sur le siège. Quand il le lui disait avant le mariage, cela pouvait prouver de la défiance vis-à-vis de sa détermination à l'épouser, lui. Mais désormais qu'ils étaient unis et qu'elle y était pour beaucoup, vu le déroulement de la cérémonie, il n'avait pas cette raison. Elle pinça les lèvres, crispa sa main sur la pomme de senteur.

Votre dame. Votre femme.

Elle remua, ajustant sa position, et chercha son regard. Adelphe était fuyant.

Mais je ne vous retiens pas, si ça vous coûte trop. Il est encore temps de l'annuler pour non consommation, n'ayez pas de scrupules. Je n'avais pas besoin d'un mariage pour que Cristòl soit mon hoir, cela fait plusieurs mois que la loi a changé.

Elle tirait sur la pomme de senteur avec humeur, tant que ça enfonçait dans son cou la chaîne. Ne comprenait-il pas ? Elle n'avait plus de raison rationnelle de l'épouser, mais elle l'avait épousé tout de même. Elle avait eu envie de l'épouser. Elle avait envie de lui. Elle l'avait vu s'occuper de Cristòl et ce n'était pas une ligne sur un arbre généalogique, qu'elle cherchait. C'était la chaleur d'un foyer heureux. La chaleur dans le sourire d'Adelphe, quand il prenait le petit par la main ou lui chuchotais des secrets loin de ses oreilles de mère.
Elle ne soutint pas longtemps la vue d'Adelphe une fois les mots jaillis de ses lèvres. Cet affrontement inattendu lui coûtait trop. Prostré, abattue, épaules tombantes et bras repliés contre elle, elle regardait devant elle, par terre.
Pourquoi lui avait-il offert cette pomme de senteur, cette ode au passé ? Pour qu'elle eût quelque chose à caresser, car lui ne comptait pas s'y adonner ?

De cette loi dont il ne savait rien à l'attitude de sa désormais femme, tout l'étonne.

Il s'était persuadé qu'elle ne faisait que jouer le jeu, suivant au mot près la pièce qu'ils avaient si bien monté ensemble, illusionnant leur entourage proche comme lointain, mentant, se mentant. Regard qui la découvre ce soir autrement. Elle répond à mots vifs et secs mais son corps dit autre chose.

Corps qui se lève pour aller s'agenouiller près d'elle. Main hésitante qui va toucher ses cheveux et yeux qui la détaillent, il veut comprendre jusqu'où elle peut avoir mal.

Si tu n'avais plus besoin de moi, pourquoi avoir continué notre mascarade ?

Main qui rejoint sa nuque, frôle son épaule et va prendre doucement sa main, la belle. Regard qu'il porte vers le sol, comme elle. Il faut qu'il lui dise, maintenant.

Les autres femmes, celles que j'ai connues, elles n'étaient pas comme toi. C'était des putains, pour la majorité, auxquelles je ne devais rien mise à part l'argent de leur service. Ces femmes, je m'en moquais, elles n'étaient rien qu'un moyen mis à disposition des hommes pour assouvir leurs instincts.

Devait-il lui dire tout ça ? Cela fait-il partie des choses ce qu'un homme avoue à sa femme ? Trop tard !

Main qui serre la sienne, et regard qui veut rejoindre le sien.

Je ne veux pas que te traiter comme elles. Moi aussi je veux que tu sois ma Dame, ma femme, mais je ne veux pas te faire mal ou peur en ne me retenant pas.

Main qu'il serre encore plus. Doit-il ? Oui, il le doit !

Tu es importante pour moi, Linèta.

Pourquoi...

Il demandait pourquoi. Oui, il n'avait rien compris. Les autres femmes, elle n'en avait cure. Ils avaient tous les deux vécus, ils avaient chacun un passé, quoique ce fût plus toléré pour les hommes que pour les femmes. Elle garda la main d'Adelphe sur la sienne, mais ne répondit pas, d'abord, à ses pressements.

Je suis venue à toi pour que Cristòl ne grandisse pas sans père. Nos relations passées n'étaient pas excellentes, et nous nous disputions beaucoup, mais... Enfin, je savais que tu étais un homme bon.

C'était un récit qu'elle avait déjà dit mille fois, et lui demandait du neuf. Mais pour aller au point d'arrivée, il faut commencer par le point de départ.

La loi m'y obligeait, si je voulais que Cristòl soit mon héritier. Mais la loi a changé, et si je t'ai gardé, c'est... C'est pour ton dédain de mes titres, c'est parce que je vois désormais en toi un bon époux autant qu'un bon père. J'ai... Je suis laide et je ne veux pas qu'on m'épouse pour mes titres, alors... Parfois j'ai cru voir, dans tes regards ou tes gestes, du désir... Je suis sotte, tu me regardes juste comme toutes les autres femmes dont tu parles, c'est ce que je dois comprendre ?

Il disait qu'elle était importante, pour mieux justifier qu'il ne la touche pas. Ce grand non-sens la plongeait dans un désarroi indescriptible... Importante au point de ne pas consommer le mariage, hé !

Main qui s'éloigne de celle de sa femme et il se relève. Regard qui se fait noir, et mots crachés avec dégoût.

Si je te voyais comme elles, tu serais déjà seule dans cette pièce, couchée quelque part, ta robe en lambeaux ou relevée sur tes hanches. Je n'aurais pas perdu mon temps à te demander ton avis, j'aurais pris !

Ses deux mains s'approchent, l'une bloque son bras entier, l'autre serre sa gorge fine, aucune douceur, juste de la colère.

C'est ça que tu veux ? Que je te prenne à chaque fois que j'en aurais envie ?

Main qui serre encore, toujours plus ! Et puis qui lâche son cou. Main qui s'immisce dans l'échancrure de sa robe et explore sans gêne, sans délicatesse. Que ça lui fasse mal, il s'en contre fout !

C'est la seule chose qui t'intéresse ?

Main sur son bras qui le rend libre pour pouvoir aller plus loin. Elle descend vers sa hanche, sa cuisse, et remonte ses jupes pour tout mettre à sa vue. Une peau hâlée mais belle, des cuisses charnues à souhait, et sa main s'y pose comme pour les goûter. Un beau festin si la dinde n'avait été sa femme ! Sa femme !

Dégoût qui le reprend mais dégoût de lui-même. Sans ce sursaut de lucidité, il sait qu'il l'aurait forcée. Mains qui la laissent et il s'écarte.

Regard égaré qui erre dans la pièce et il marche vers le feu. Main qu'il pose contre le mur, calmant sa fureur cruelle à la froideur de la pierre, et yeux qui se ferment. Qu'elle le jette dehors, et on n'en parlera plus.

Lorsqu'il lui avait pris son pucelage, Germain de Gisors avait arraché sans scrupules sa robe de soie, sa Tourmaline cousue par Yolanda. Le bustier. Le jupon, lui, il l'avait relevé sur les hanches de la Linèta. Il lui avait demandé de chanter, Galinèta. Lui était le rossinhól. Et puis elle l'avait chevauché. Jamais elle n'y avait vu le mal. Jamais elle ne s'était figuré que les choses devaient aller autrement, entre un homme et une femme qui s'aiment. La passion les dévorait, les vêtements n'étaient qu'entraves. Elle se rappela la fois où, juste après une cérémonie d'allégeances, dans un recoin du château de Montpellier, Germain l'avait troussée ; c'était le mot juste, il avait retroussé ses jupes jusqu'à trouver le saint des saints.

La violence d'Adelphe montrait un tout autre genre de passion. Un mépris, une haine discordant avec tout le reste, toute la jalousie qu'il témoignait le matin, toute l'attention qu'il avait placée dans la pomme de senteur... Elle subit comme transie son accès de violence. Lorsqu'il lâcha son bras, elle vit une auréole rouge et la marque de ses ongles là où il avait serré, et elle sut qu'elle devrait porter des manches longues, pour cacher les traces à Skip. Son beau-père ne pardonnerait jamais cela.

Elle déglutit, elle a mal à la gorge. Elle a mal à bien d'autres endroits, et elle sent chaleur et froid se mêler. Elle sait que cette violence, c'est ainsi, a éveillé ses sens ; elle se sent humide, sauf sur les joues. Là où elle aurait pu pleurer, il n'y a rien. Rien. Assise, là, dans son faudesteuil, marmoréenne, statue de vice, la chainse remontée sur les genoux, l'intimité à vue, le corsage lâche, elle ne sent dans l'endolorissement de son corps que la pomme de senteur au bout de son bras. Elle semble peser une tonne. Une tonne de souvenirs. Une tonne de sensations irrémédiablement remises au passé.

Adelphe ne lui ferait jamais l'amour comme Gisors le faisait. S'il décidait un jour de lui faire l'amour. Il l'attendrait nu au lit et plierait soigneusement ses braies sur le tabouret auparavant. Pourrait-elle y trouver quelque satisfaction ?

Lentement, elle se lève. Elle ne le regarde pas. Elle avance vers le lit et remet autour de son cou la pomme de senteur. Elle défait le lit, dans un silence que froisse le mouvement des draps et des lourds édredons. Octobre est encore doux, ils n'auront peut-être pas besoin de tout. Elle ôte son alliance, la pose sur le bord de la fenêtre et s'assied sur le lit. En silence. Elle sait, elle sent qu'il est là, mais elle ne vit plus rien. Elle n'a conscience que de certains points de son corps : son giron, ses seins, sa gorge, et la pliure de son bras. Elle ramène son abondante chevelure sur son épaule et entreprend de la tresser. Elle n'a pas la dextérité de sa camériste, parce que sa main gauche ne peut que tenir les brins, non les mêler, mais enfin, elle est là, assise, dos à son époux, dos à sa vie, parée à accueillir la bienfaitrice nuit et le sommeil, remède à tous les maux.

Yeux qu'il ouvre à nouveau et tête qui se tourne en entendant qu'elle bouge. Qui d'autre, ils sont seuls. Elle ne dit rien, quitte-t-elle les lieux, blessée par son attitude lâche et vile ? Sourire presque moqueur en constatant qu'elle se prépare à se mettre au lit ! Quel idiot ! On est noble ou on ne l'est pas. Avouer que rien n'a été consommé, et c'est l'opprobre.

Pourtant, il voit la chaîne à son cou, elle a gardé la pomme. Discordance là aussi de son attitude. Elle ne dit rien, mais garde son cadeau près d'elle et il doute que ce ne soit que pour le secret qu'il contient.

Pas qui s'approchent d'elle, et regard qui tombe sur le bras qu'il a broyé. Sifflement mauvais entre ses lèvres semi closes. Il n'est donc bon à rien ! Comment peut-elle croire qu'elle est importante alors qu'il lui fait ça ?

Pas qui se font plus amples et il la rejoint. Main qui se pose sur son épaule libre de sa chevelure d'ébène, main calme, presque douce pour une fois. Bras quant à lui qui entoure son buste et l'attire contre son torse. Contact chaud et d'excuse silencieuse. Tout le monde ne naît pas avec la parole facile.

Bouche qui se perd dans un baiser sur ses cheveux et quelques mots murmurés.

Pardonne moi. Je ne voulais pas te faire mal.

Ne pas garder le contact trop longtemps ou il risque de s'échauffer. Bras qui la repousse avec lenteur et mains qui vont rabattre sa chevelure dans son dos.

Laisse, je vais t'aider.

Sourire qui lui vient. L'aider ? Et bien, il peut toujours essayer.

Ne me touche pas, voulait-elle dire.
Elle ne dit rien, et il la touchait.
Elle ne l'encouragea pas, et il la lâcha.

Je ne suis pas encore impotente, voulait-elle dire.
Elle ne dit rien, et il saisissait ses cheveux.
Parfois, ne pas penser évite de mal penser. Elle avait froid et chaud. Savait-il tresser ? Avait-il jamais tressé les cheveux de laine d'une poupée, les crins d'un cheval, la toison dorée de son... amie suzeraine ? Aimelina ne bougea pas la tête. S'il comptait la coiffer, il fallait rester immobile. Le laisser dans son embarras ou dans sa gloire. Savait-il tresser ?
L'image de Tempérance flotta devant les yeux d'Aimelina. C'était une femme entière, mais Aimelina sentait chez elle une forme de retenue jalouse... Un instinct féminin, une sorte de compréhension muette. Et puis ce baiser lors de l'octroi de Gouvernet était difficile à oublier.

Mais pourquoi le formuler à haute voix ?

Avez-vous l'habitude de tresser les cheveux de votre amante, voulait-elle dire.
Elle ne dit rien, et elle pleurait. Mais il était derrière elle, hors de vue de ses larmes. Alors, pourquoi s'en faire ?

Acte qu'il pensait simple et réalité qui s'impose, c'est tout le contraire. Constat que même en connaissant la théorie, parfois la pratique est nécessaire. Le début de la natte était une oeuvre d'art si on la comparait à ce qu'il avait fait. Sourire qui s'élargit, on peut avoir l'intelligence pour lire les auteurs grecs sans être capable de faire quelque chose d'aussi simple que nouer des liens ensemble.

Rire qui le prend et il lâche la chevelure si belle qu'il n'a pas réussi à dompter. Mieux, il défait tout l'existant, il veut la voir libre ! Mains qui fourragent dans la toison d'ébène et plaisir qu'il prend à ce geste. Plaisir immense qui le fait se plier vers elle et embrasser ses cheveux une autre fois. Mais plaisir qui retombe et il se penche pour voir son visage. Ressenti que rien ne va et il en fait le constat, elle pleure.

Corps qui se redresse et il va s'asseoir en face d'elle. Elle ne dit rien alors qu'il est à deux doigts de la forcer, et là qu'il est doux, elle pleure. Peste soit des femmes ! Ne peuvent-elles pas pleurer quand on les frappe et soupirer quand on les caresse ? A moins que ça ne vienne que d'elle.

Regard qui s'impose au sien, il doit savoir pour ne plus recommencer.

Aimelina, parle moi.

Oui, parle moi. Dois-je te laisser ou t'embrasser ?

D'un revers de manche, elle essuie ses larmes. Mais le flot n'est pas interrompu, elles finiront par déborder derechef. Elle entama d'une voix de fausset :

"Parle-moi." "Laisse." "Pardonne-moi." "Je veux ci, je ne veux pas ça."
Vous décrétez, vous ordonnez. Selon votre unique désir.
Mais vous n'acceptez pas que je fasse de même. Si j'ose vous demander une chose, je suis l'infecte petite vicomtesse gâtée qui n'a qu'à demander pour recevoir.

Elle se mordit les lèvres, ses larmes coulaient encore. Elle attrapa sa chevelure de sa main gauche, et recommença de zéro la tresse qu'il avait gâtée.

Je dois respecter votre humeur, vos dispositions, mais vous n'avez que faire des miennes. Alors, je vais dormir. Au moins mon plumon ne prétend pas diriger ma vie. Et ça tombe bien, vous n'avez rien envie de faire d'autre.

Elle hâtait le tressage de sa toison. Qu'importe la régularité, qu'importe la douleur sourde dans son coude, il fallait en finir. Il faisait froid, dans son coeur.

Regard qui se fait vide et il se lève. Il la toise quelques minutes puis s'éloigne du lit et gagne la porte. Aucun mot, aucun cri, il sort.

Corps qui vacille et main qui prend appui sur le mur froid du donjon. Il a tout raté, tout détruit, perdu le peu qu'il croyait tenir entre ses doigts. Plus rien, il n'a plus rien. Il avait voulu la respecter, lui prouver qu'il pouvait être digne du sacrifice qu'elle acceptait en l'épousant et pourquoi ?

Main qui rejoint son côté et il descend l'escalier du donjon où son destin devait être définitivement scellé. Porte qu'il atteint enfin, et qu'il débarre. L'air d'octobre le surprend, il est presque doux. Narines qui le hument, et s'y enivrent. Yeux qui se ferment et il prend le temps de la réflexion. Que faire ? Où aller ? Partir ou rester ?

Yeux qui s'ouvrent à nouveau et il reprend sa marche sans savoir quoi chercher. Là bas, un banc de pierre ! Pas qui l'y mènent et il s'y assoit. Coudes sur les genoux, tête dans ses mains, il réfléchit. De quoi sera fait demain ?

Esprit qui s'évade et part rejoindre sa petite fleur. Est-ce que tout aurait été pareil si elle avait été sa femme ? Si c'était elle qu'il avait mariée aujourd'hui ? Non, bien sur que non. Elle, il l'avait toujours aimée. Il se voit la rejoindre dans leur chambre, lui sourire, l'enlacer pour l'embrasser sans avoir à penser. Puis il l'aurait couchée, dénudée lentement au gré des découvertes de ses lèvres, pour arriver à l'ultime possession. Oh, oui, que cela aurait été simple. Elle était tellement simple.

Tête qui se relève et yeux qui cherchent dans la pénombre. Petite fleur, où es-tu ?

Elle ne lui courut pas après. Si l'envie la saisit un bref instant, sa vesture la retint. Elle aurait par trop froid, dehors. Et puis en fait, elle était bien contente d'être débarrassée de lui, qui n'avait apporté que mauvaises dispositions avec lui. Elle avait fantasmé une toute autre nuit de noces...

Elle noua sa tresse et se mit au lit, ajustant à son confort le nombre d'édredons. Ensuite, dans la douce chaleur propice au sommeil, elle pensa à son bel et blond de frère. Aurait-il pu stopper la noce ? Aurait-il... Aurait-il... Qu'importait ? Il était devenu si sombre qu'elle ne parvenait pas à trouver en son image un réconfort et la perspective de doux rêves. Pourtant, que cela lui avait plu, de le serrer contre elle, son frère, sa chair, sa seule raison ! Il passe tant de choses dans une embrassade.

Quand l'image de Germain succéda à celle de son frère, elle serra sa petite mais sur la pomme d'amour. Elle n'avait pas encore ouvert le bijou pour regarder la relique de son ancien amant qu'il contenait. Elle le ferait, un jour... Mais elle n'avait pas le courage de rallumer les bougies pour cela, ce soir. On était trop bien sous la couverture. Elle se contenta de caresser de ses doigts minuscules les ciselures du métal qui chauffait sous sa peau. L'autre main, droite et adroite, résolut de se perdre dans son intimité humide, comme elle le faisait souvent depuis qu'elle dormait seule - et peut-être dormirait-elle encore seule ce soir...

Mais après quelques minutes, ses sens, plutôt que s'emballer, plongeaient dans l'engourdissement de l'épuisement. Elle laissa là sa main, roula sur le côté, déjà moins consciente que la minute précédente, et ne tarda pas à s'endormir.

Attente inutile, elle ne viendrait pas. Quel con ! Il était marié maintenant, pourquoi sa petite fleur serait-elle là ?

Corps qui finit par se lever et regard qui fouille la nuit bien avancée pour voir le donjon. Dort-elle déjà ? Impossible de voir si elle avait éteint les bougies, il attendra, encore. Il sait qu'il ne peut dormir que dans sa chambre, malchance de n'avoir qu'un donjon comme dot.

Marche qu'il débute pour prendre patience et se réchauffer. Il avait trouvé l'air doux, voilà qu'il le glace ! Putain d'octobre !
Mains qu'il croise dans son dos et il récite tout et rien, en latin, en grec qu'importe pourvu qu'il ne s'engourdisse pas. Pas qui le mènent aux écuries qu'il sent plus qu'il ne voit et réflexion qu'il pourrait y passer la nuit. Marche pressée pour les rejoindre et il râle de ne pas y voir mieux, ses pieds buttant sur ce qu'il ne voit pas. Écuries atteintes et il s'arrête. Front qui se plisse, il se dissimule et écoute. Puis sourire qui vient, au moins certains passent une bonne nuit, pas comme lui.

Il rebrousse chemin et se décide enfin. La porte du donjon toujours ouverte, il la passe après s'être soulagé des litres qu'il a bu au festin de noces. De noces ! Rire qu'il étouffe, comme si ça, c'était des noces ! Escalier qu'il gravit quatre à quatre, il a assez attendu. Puis bref arrêt devant l'autre porte, celle de la chambre. Il tend l'oreille, à l’affût du moindre bruit, dort-elle ? Longues minutes silencieuses, et il se décide à entrer. Il n'y a qu'une faible lueur, celle du feu, assez de lumière pour qu'il se dirige. Il ne fait pas de bruit, comme lorsqu'il faisait le mur au monastère et qu'il rentrait juste avant l'aube. Sourire aux souvenirs qui affluent pendant qu'il se déshabille. Rien n'est posé, juste entassé sur le faudesteuil et nu, il va se chercher une coupe de vin. Regard sur le feu pendant qu'il boit, il sait qu'elle dort, il entend sa respiration calme. Enfin, coupe qu'il repose et il approche du lit. Il la regarde, si belle et désirable malgré ce qu'elle semble penser. Main légère qui ose l'inavouable et va caresser sa joue, mais geste fugace et il contourne le lit pour y trouver sa place.

Corps qui s'allonge, repoussant le trop plein d'édredons, amusé en pensant qu'elle l'étoufferait avec tout ça et finalement main qu'il cale sous sa tête, il regarde le plafond. Le sommeil ne viendra pas si vite, et il n'est pas pressé. Profiter qu'elle dort pour tout simplement l'écouter respirer.

Elle rêve d'une étreinte. Elle dort dans le lit de ses parents, en l'absence de son père, LeGueux, parti en guerre. Ou Cristòl. Qu'importe, il est absent, et elle dort avec sa mère, large, charnue, chaude, moelleuse. Comme lorsqu'elle était enfant.
Chauconin les regarde dormir. Elle l'invite à les rejoindre, et se serre coupablement contre lui. Sa poitrine est oppressée, parce que sa mère est à côté, et dort, caressant de son souffle régulier la joue de sa fille. Dormir dans le même lit, toute une famille, c'est commun, mais l'étreinte d'Aimelina avec son frère cherche autre chose, une émotion, une chaleur bien au-delà du confort thermique, une chose que l'on ne veut pas avouer aux parents. Dans son rêve, Chauconin est celui qu'il était quelques ans plus tôt, avant sa radicalisation, avant la naissance de Cristòl de Saint-André. Dans son rêve, Chauconin est le jeune homme à la blonde crinière, aux vêtements de novice, aux lèvres tentatrices. Elle se blottit contre lui, se presse, tout son corps heureux, tournant le dos à sa mère.

Sa mère remue, se tourne, tire les couvertures, fait soudain glisser un air frais sous les draps. Chauconin, alerte et coupable, semble s'arracher à la prise de sa sœur, fuir... par où, comment ? En quête de chaleur, Aimelina se retourne. Sa mère a roulé sur le dos. Elle passe un bras autour d'elle – ou ce qu'elle croit l'être. Elle sent en fait que ce n'est pas la vaste et souple poitrine maternelle. C'est un corps plus sec, plus solide. Elle sent cette odeur aimable, elle frotte son nez contre cette épaule. Et puis, à peine gênée par sa chainse, elle s'agrippe totalement à ce corps, bras et jambe droits, comme un naufragé à son rocher. Quelle douceur...

Sommeil qui l'a pris et lui aussi rêve. Le monastère et l'église abbatiale. Les offices du matin, du jour, de la nuit. Le froid des pierres sous ses genoux, la douleur des dalles qui s'enfoncent dans sa chair. Grognements qu'il émet et front plissé. Une chose frôle son épaule, un rat comme toujours !

Le dernier office de la nuit est fini, il peut quitter l'église où il était immobile. Pas qui le guident, endormi et baillant, sous les arcades du cloître. Ce ne sera plus très long, le dortoir est proche et il pourra finir sa nuit. Mais sursaut brusque qui le fait agripper son agresseur. Souvenir de l'attaque qui lui revient et il ne rêve plus. Yeux qui s'ouvrent sur l'obscurité et tête qu'il tourne. Ce n'est pas le cloître, pas non plus l'abbaye et il met du temps à se souvenir. Cœur qui se calme en reconnaissant la chambre de sa femme et tête qu'il tourne avec lenteur pour voir ce qui l'a éveillé. Sourire qui apparaît, ce n'est qu'elle. Puis étonnement non feint quand il comprend qu'elle le serre contre elle, ou plutôt, qu'elle est couchée contre lui. Main droite qui va doucement toucher sa tête pour être certain qu'elle dort bien, elle ne bouge pas. Visage qu'il approche d'elle et il embrasse son front. Conscience qu'il ne pourra jamais le faire lorsqu'elle est éveillée, il en profite. Et tant qu'à en profiter...main gauche qui rejoint la taille de sa mie mais constat qu'elle ne dort pas nue. Sourire qui se fait amusé, il ne peut pas tout avoir. Mais pourquoi pas ? Main gauche qui descend et chercher la faille, celle qui lui permettra de gagner sa peau. Chainse relevée lentement alors que son cœur bat plus vite. Main qui frôle la cuisse douce et chaude, caresse puis remonte pour atteindre la hanche. Mais main qu'il arrête et yeux qu'il ferme. Ne pas continuer pour ne pas tout gâcher, encore.

Main qui se retire à regret et se pose sur la taille protégée par le tissus. Soupire de ne pouvoir espérer plus et il la serre pour compenser. Yeux qui se ferment à nouveau, et concentration sur ce qui donne froid pour évacuer la chaleur des caresses avortées. Des livres, le scriptorium, l'abbatiale, encore. Froid qui l'envahit, et sommeil qui finit de l'engourdir.

Au milieu de la nuit, elle prit conscience de la réalité et de la nudité du corps contre lequel elle était et se réveilla tout à fait. Le feu mourrait dans l'âtre, et elle se leva pour remettre une bûche. Il faisait froid. Elle regarda l'homme endormi, quoiqu'elle ne pût en voir grand chose dans l'obscurité ; ses traits réguliers, exempts de toute la dureté qu'ils avaient parfois à la lumière du jour. Elle ôta sa chemise avant de se glisser sous les édredons. Elle se blottit à nouveau contre le corps chaud à la respiration régulière, et soupira d'aise.

Le sommeil si volontiers accueilli dans les larmes du soir l'avait bercée de longues heures. Mais à mesure que le matin approchait, il se faisait plus léger, repu qu'il était des heures précédentes, et moins insistant à demeurer dans un corps désormais lavé de ses tensions, fatigues et regrets du soir. La Linèta dormit désormais par intermittences, et dans ses demi-réveils, elle posait ses lèvres sur le torse de son époux, ou sur son bras. Sa tête était trop loin, l'épaule était comme une digue infranchissable, sinon en se redressant, en quittant tout à fait le sommeil. Elle avait la joue contre son bras, pas le plus musclé, mais parfait pour lui, parfait pour elle.

Bientôt, elle entendrait les rares habitants du donjon s'éveiller. Bientôt, elle réveillerait son époux sous mille baisers. Peut-être même les apprécierait-il...

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