Le jeune fils

Cela faisait maintenant de longues semaines que Cristòl était arrivé à Saint-Félix. Le temps passe comme une vague, parfois ses langueurs se faisant sentir, parfois filant plus vite qu'il n'est possible de le suivre à l'oeil, et cette ronde revenant éternellement. Ainsi la vie de Cristòl : de longs moments de nostalgie passés sur les coteaux du Vinassan, à contempler l'esprit vagabond les Pyrénées et les Cévennes, à dénombrer sans but les villages des plaines verdoyantes où serpentent l'Aude et l'Hérault, marécageuses par endroit ; ces moments où il sortait son flageolet, et où, assis à même le sol, les genoux ramenés contre lui, il laissait les notes s'échapper de ses doigts et s'évaporer au dessus des vignes, des amandiers, des oliviers, et accompagner le ruissellement discret des ruisseaux ; moments entrecoupés d'autres plus vivants, et allant de l'avant au lieu de se retourner sur le passé : ces heures auprès de son père, lui enseignant la lecture et les chiffres, ces heures où la famille prenait la place de la nature, où son flageolet restait sur le bord d'une table et où il se faisait conter l'Histoire de France, l'aristotélicisme, l'Antiquité.

Avide de savoir, et malgré tout lunatique, ces leçons à la fois ravissaient et désemparaient le jeune homme, les bras lui tombant devant l'immensité du savoir à acquérir, et le retard considérable qu'il avait pris.

Un jour, son père s'était adressé à lui avec encore plus de sérieux qu'à l'accoutumée :

Mon fils,

Vous voici maintenant entré dans l'ordre nobiliaire et il vous faut maintenant vous imprégner des us et coutumes de la chevalerie à laquelle je souhaite que vous vous conformiez désormais. A cette fin, vous pouvez devenir mon écuyer pour un temps, période au terme de laquelle je vous adouberai, ce qui fera de vous un chevalier au sens plein. Afin que cette éducation puisse être effective, je souhaite vous confier une seigneurie que vous gèrerez comme bon vous semblera. J'en ferai la demande à l'hérauderie.

A ces mots, ne sachant que répondre de prime abord, le jeune homme contenta de rosir d'un air embarassé. Puis sentant bien qu'il ne pouvait rester sans répondre, il releva les yeux et dit avec cette manière de parler plus noblement qu'il avait peu à peu acquise :

Mon père,

Tout ce que vous estimez bien pour moi le sera vraiment, car j'y mettrai tout mon coeur, afin de vous satisfaire en tout. Vous savez à quel point je vous suis reconnaissant de ce que vous n'avez eu de cesse de faire pour moi depuis nos retrouvailles. Il ne me viendrait pas l'idée de vous déplaire sciemment.

Rekkared rétorqua alors :

« En ce cas, commençons sur le champ, car vous avez beaucoup à apprendre. Vous serez donc d'abord mon page, car avant de monter à cheval pour apprendre à combattre, il vous faut connaître les chevaux. »

Sans plus tarder, il amena Cristòl à l'écurie, et lui montra son fidèle cheval de bataille, le destrier. Rekkared accompagna le geste à la parole :

« Alors, voici Tencendur, du nom du cheval de Charlemagne [1]. C'est un cheval de qualité. Un cheval doit posséder seize qualités :
- trois qualités du renard : des oreilles courtes et étroites, le poil sain et vigoureux et une queue raide et bien fournie ;
- quatre qualités du lièvre : une tête fine, les sens bien éveillés, de la souplesse, la démarche rapide et prompte ;
- quatre qualités du bœuf : des hanches larges, grosses et ouvertes, de grosses entrailles, de grands yeux saillants et les jambes bas implantées ;
- trois qualités de la jeune fille : un beau crin, une belle poitrine, de bons reins et de grosses fesses... » [2]
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[1] La chanson de Roland, (éd. critique et traduction de Ian Short), "Lettres gothiques", Le livre de poche, Paris, 2e éd. 1990, p. 275.
[2] Le mesnagier de Paris, (tx. éd. par Georgina E. Brereton et Janet M. Ferrier, tr. et notes par Karin Uelschi), "Lettres gothiques", Le livre de poche, Paris, 1994, p. 461.

Cristòl suivit son père jusque dans les écuries, et l'oeil brillant d'enthousiasme, caressa du regard le beau destrier, constatant au fur et à mesure qu'elles étaient énoncées ses qualités, autant que cela se pouvait dans une écurie à la bête ne pouvait manifester ni sa souplesse, ni sa démarche, ni l'éveil plein et entier de ses sens.
Pendant quelques minutes il ne dit rien, se contentant de répéter dans sa tête ou à mi-voix ces quatorze qualités - et de sourire invariablement lorsqu'il arrivait aux dernières, car il était homme, malgré tout.

Lors, quand il eut le sentiment de les savoir assez, il redressa la tête et demanda :

-« Et les deux dernières, père, quelles sont-elles ? »

Rekkared répondit :

« Les deux dernières ? Et bien, se sont de bons reins et de grosses fesses ! »

Et de caresser le dos et les fesses du cheval, comme ceux d'une belle et jeune fille bien faite... Puis il se reprit :

« Bon, assez de théorie pour l'instant, passons à la pratique ! »

Rekkared sortit le cheval dans l'enclos attenant à l'écurie, puis proposa :

« Cristòl, tu monteras devant moi sur ce cheval afin que je puisse t'enseigner comment diriger et bien maîtriser son cheval. »

Rekkared s'était un peu embrouillé avec toutes ses règles qu'il avait en partie oublié... Il essaya de se les remémorer à mi-voix :

« ...trois qualités du renard, quatre qualités du lièvre, quatre qualités du bœuf... Mince, c'était quatre qualités de la jeune fille et non trois ! Il manque la belle poitrine ! Une bonne grosses paire de miches, rien de tel ! Euh... Ah, oui ! »

Puis tout haut :

« Et les trois qualités de l'âne : bon pied, bonne échine et bon caractère, te l'ai-je dit ? Cela doit faire environ seize, non ? »

-« Trois l'âne, trois le lièvre... non, le renard, et quatre le renard, quatre le boeuf, quatre la jeune fille... Ehh... Dix-huit ? »

Le jeune homme éclata de rire face à l'absurdité de la situation. Qu'importait combien elles étaient, ces qualités, tant que celui qui avait affaire au destrier savait les lui reconnaître ?
Il flattait l'encolure de la bête, les possédant toutes apparamment, et sans doute, pour que le baron l'ait acquis, étant réellement dotée de toutes.

-« Père, est-ce un étalon ? Une jument ? »

Rekkared éclata de rire aussi, car la situation était bien ridicule... :

« Et bien, il s'agit d'un étalon, il n'y a qu'à voir... comment dire... ses parties. »

Le jeune homme sourit. Lui qui avait gardé les moutons et vécu en pleine campagne, cela semblait couler de source. La question était stupide, il est vrai, et il en sourit. Il eut été plus pertinent de demander le nom de l'animal, pour détourner la conversation légèrement embrouillée qui précédait, mais le nom lui avait déjà été indiqué.

Lors, il leur fallait sans doute revenir au sujet qui les occupait : savoir prendre soin d'un destrier.

-« Mange-t-il tout comme les autres chevaux, ou a-t-il droit à un régime spécial ? »

-« Alors, cela dépend si c'est la veille de joute ou non, mais en temps normal, c'est comme pour les autres chevaux, quatre boisseaux de paille de froment bien nette, deux boisseaux de son, un boisseau de petites fèves et un boisseau d'avoine, et ceci une fois par jour, avant de lui donner à boire de l'eau de rivière chauffée au soleil, et en hiver, sur le feu. » [1]
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[1] Le mesnagier de Paris, (tx. éd. par Georgina E. Brereton et Janet M. Ferrier, tr. et notes par Karin Uelschi), "Lettres gothiques", Le livre de poche, Paris, 1994, p. 469.

Si Cristòl présentait des dispositions particulières pour l'équitation, et devait s'y exercer dorénavant régulièrement, il fallait maintenant l'éprouver aux armes.

Le jour suivant Rekkared fît donc apporter le matériel nécessaire à l'escrime et dit :

- « Mon fils, retiens, ceci est la première leçon d'épée longue et tu dois apprendre à porter correctement tes coups des deux côtés si tu veux escrimer avec autrement plus de force et de précision.

Retiens aussi ceci : lorsque tu veux donner un coup du côté droit, ton pied gauche doit être placé devant. Veux-tu maintenant donner un coup haut depuis ton côté droit, fais suivre celui-ci par ton pied droit. Si tu ne le fais pas, le coup est mauvais et inefficace, parce que ton côté droit reste derrière. De ce fait la taille est trop courte et ne peut finir sa course adéquate du bon côté, en bas devant le pied gauche.
De même, si tu frappes depuis ton côté gauche et que la taille n'est pas suivie du pied gauche, elle est également incorrecte. Retiens donc bien que, quelque soit le côté d'où tu inities ton coup, tu dois faire suivre le coup par le pied correspondant. Ainsi tu pourras exécuter avec force et justesse toutes tes pièces.
C'est ainsi que toutes les autres tailles devront être exécutées. »

Ainsi débuta la première leçon d'escrime.
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Sources : Sigmund Ringeck, L'art chevaleresque de l'épée longue, Traduction en français moderne de la partie épée longue et épée et boucle du traité de Sigmund Ringeck, écrit aux environs de 1440, sur internet ici : Arts d'armes -> manuels anciens.

Et Rekkared aurait voulu enseigner à Cristòl bien d'autres choses encore qu'un page devait pratiquer & connaître.

Maintes exercices physiques réguliers, comme la promenade à pied, la course, la lutte, la joute à cheval, le lancer du poids - de simples pierres - et du javelot, l'art du combat au corps à corps, le tir à l'arc, la gymnastique - comme le contorsionnisme pour se débarrasser des liens qui entravent les poignets -, l'endurance au froid, à la chaleur, à la faim, à porter un harnois de longs jours, à dormir par terre, à se camoufler - avec des feuillages pour que le harnois ne reluise point, effacer ses traces, garder les chevaux de crier - apprendre à garder son sang-froid, faire honte aux lâches, aux paresseux...

Mais aussi des exercices plus intellectuels, comme les bonnes manières de table, la modestie, la pudeur, la courtoisie, la tactique militaire par le jeu d'échecs, sans compter la musique, le dessin, la danse, le chant, la harpe, les vertus chevaleresques - Prouesse comme renommée,
Largesse par le don gratuit, Courtoisie comme savoir-vivre. [1]

Mais il n'eut pas le temps de faire tout cela, Cristòl était d'âge mûr et il devrait apprendre vite l'essentiel pour recevoir maintenant l'adoubement des mains de son père.
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[1] ALEXANDRE-BIDON Danièle, Les enfants au Moyen-Age, Ve-XVe siècle, "La vie quotidienne",Hachette, Paris, 1997, p. 189-218 ; FLORI Jean, Chevaliers et chevalerie au Moyen Age, "La vie quotidienne", Hachette, Paris, 1998, p. 259.

Le temps passait, le temps coulait, mais ne pouvait s'étirer, et les jours bien que grandissant avec l'arrivée du printemps finissaient toujours par une nuit, et le jeune Cristòl, jamais rassasié de savoirs en tous genre, les jambes épuisées par l'équitation, par l'escrime, ou quand il y échappait, par ses folles escapades dans les monts. Quand tout le poids de la noblesse et des armes pesait trop sur lui, le jeune homme prenait la liberté d'aller, une heure ou deux, le plus loin qu'il pouvait, comme pour partir. Mais toujours il rentrait, car il avait bien trop de respect pour son père et trop d'amour pour sa mère pour les porter au désespoir.

Etant berger, jamais il n'aurait songé un jour apprendre à combattre à l'épée, à se tenir droit à cheval. Il découvrait de nouvelles odeurs, celle des tapisseries du donjon, celle des parchemins des archives qui s'entassaient à n'en plus finir sous l'effet des multiples archivistes qui allaient et venaient sans cesse au donjon. Qui était-il ? Cette quête, il ne l'avait pas terminée, et la terminerait-il seulement un jour ? Trouverait-il sa place ? Etait-ce dans les faits de chevalerie qu'il s'épanouirait ? La défense du faible et du l'orphelin, consacrer sa vie à cela, et mourir, solitaire, parce que la solitude était le seul moyen d'aider chacun à même hauteur que les autres ?
Etait-ce dans l'amour qu'il trouverait sa place, qu'il se trouverait lui-même ?

Et l'amour, qu'était-ce pour lui, qui n'avait jamais connu que ses deux mères, et encore pas au sens biblique s'entend, naturellement. Oh, il avait une fois ou deux partagé la couche d'une fille de petite vertu, au village de son enfance, mais qu'était-ce ? Pouvait-on appeler cela "amour" ?
Ses lectures, lentes en raison de son apprentissage récent, mais sûres, avaient esquissé des tableaux d'amour, de ce qu'on nommait la
fin'amor et qui, quelques siècles plus tôt, était très en vue. Aimer une femme marier, était-ce cela aimer vraiment ?

Et la noblesse, qu'était-ce ? Et la vie ? Et la mort ?

Plus il se questionnait, plus son esprit s'embrumait. Alors, dans ces cas, il prenait son flageolet, et jouait un doux air de son enfance.

Cristòl commençait à comprendre ce qu'impliquerait cette cérémonie pour lui, sans toutefois en saisir tous les tenants et aboutissants. Un matin il alla voir le baron et lui demanda :

-« Père... Je sais que je recevrai de vos mains l'adoubement. Mais que me faudra-t-il faire par la suite ? Aurai-je à prouver ma valeur ? Aurai-je à m'engager auprès de l'Ost, auprès d'un ordre, ou toute autre chose ? Que prévoyez-vous pour moi, si vous voulez me le dire ? »

Rekkared voulu rassurer son fils :

-« Fils, lors de cette cérémonie vous devrez prouver votre valeur et que vous méritez votre nouveau statut. C'est une sorte de rituel de passage d'un âge à un autre. Votre adoubement fait, vous serez libre de servir qui vous voulez, tant que vous respecterez les principes établis de la chevalerie et de la noblesse. »

Chevalerie, noblesse, rituel... Tant de mots qui dans l'esprit du fils étaient encore auréolés d'incertain. Pourtant il avait lu, il avait étudié, suivant les préceptes de son père, l'histoire de la France, l'histoire de cette chevalerie, la fin'amor des siècles passés, les grandes épopées... Etait-il fait pour cela ? Etait-ce déjà suranné ? Pour qui ignorait tout de la noblesse quelques mois auparavant, la distinction entre les us du passé et les pratiques coutumières du présent était très floue.
Il se voyait tout à fait comme l'Yvain de Chrétien de Troyes... Un lion, qu'était-ce ? Des gravures seules le lui en avaient montré. Des blasons aussi... Les blasons faisaient rêver Cristòl, qui y voyait, dès qu'ils prenaient des meubles, une histoire à raconter ou à rêver. Car le jeune homme gardait une âme rêveuse, souvent ailleurs, souvent distrait.

Cristòl voyait son père faire tant d'efforts pour lui qu'il en vint à se poser certaines questions... Comme un jour il était en présence de son père, il lui demanda ce qui l'intriguait :

-« Père... Je voulais savoir... Je vous vois depuis tant de jours affairé à faire de moi quelqu'un, à me rendre digne d'être votre héritier. Que serait-il arrivé si nous ne nous étions jamais retrouvés ? N'avez-vous jamais songé que j'étais à jamais perdu et qu'il vous fallait avoir d'autres enfants, pour que la lignée jamais ne s'éteigne ?
Non que je vous reproche d'avoir espéré me retrouver, mais j'ai du mal à entendre une telle foi en l'avenir. Suffit-il de croire assez à une chose pour qu'elle arrive ? »

Rekkared répondit à son fils :

-« Fils, votre mère et moi étions séparés depuis tant de temps avant nos récentes retrouvailles que la nature ne nous permettait plus d'enfanter. Mais je n'aurai eu de cesse d'espérer que la Fortune fasse que cette rencontre entre nous eut lieu, et si au crépuscule de ma vie nous ne nous étions toujours pas retrouvés, et bien, j'aurai rendu mon titre à l'hérauderie de France, comme je me le devais de le faire. Et la foi, mon fils, fait parfois bien des miracles... »

-« Je comprends... Vous avez dû vivre bien des tourments, à vous entendre, père. Je n'étais sans doute pas le plus à plaindre, au moins, je n'attendais rien ou si peu, ne sachant pas ce que je perdais. Alors que vous...

La foi fait vraiment des miracles. Mais, dites-moi encore, père... Je ne crois pas pouvoir justifier de mon baptême, est-ce nécessaire pour l'adoubement auquel vous voulez me mener ? »

Rekkared, tentant de masquer sa surprise, dit simplement :

-« Oui mon fils, le baptême est un préalable nécessaire, car l'épée que vous ceindrez n'est pas sans rappeler le crucifix de l'Eglise Aristotélicienne que vous devrez défendre ».

-« Alors nous avons encore du temps avant de m'adouber, s'il faut me baptiser. Songez-vous, père, à un lieu particulier pour ce baptême ? Non loin, n'est-ce pas dame Motarde qui a Narbonne en charge ? Ce nom en tout cas m'est revenu à l'ouïe... »

Et le jeune homme resta songeur sur ce nom aux sons étranges.