Deux visiteurs venus de Narbonne

Ce jour-là, deux cavaliers se présentèrent au donjon de Saint-Félix. L'un était un homme de haute stature, l'autre une jeune femme montée en amazone sur sa jument. De toute évidence, il s'agissait d'une noble femme, comme en témoignaient ses vêtements brodés de fils d'or, apanage de la noblesse.

Alors que l'homme, le sire Thaddeus, gardait les chevaux, la baronne s'avança vers l'entrée du donjon et demanda à ce que soit annoncée la baronne de Bram, précisant :

-« Messire le baron de Saint-Félix m'a conviée icelieu afin que je puisse témoigner qu'il a retrouvé son fils. »

Le garde de faction à la porte, ouvrit le judas, et répondit :

« Gente Dame, messire le baron vous attend. Il est dans la Grande Salle en pleine discussion avec son fils et sa femme. Vous pouvez monter. Je vous accompagne. »

Le garde ouvrit la porte, fît entrer Margot, puis referma la porte aussitôt.

-« Je vous remercie. »

La baronne suivit le garde à l'étage, non sans de discrets regards à l'agencement du donjon. Elle arriva dans l'aula, où de loin elle vit le baron et la baronne de Saint-Félix, qu'elle avait déjà eu l'heur de recevoir chez elle, et un jeune homme qui semblait de quelques années son aîné.

S'approchant du couple baronnal, elle s'inclina.

-« Mes respects, baronne, baron. J'espère arriver à un moment opportun. »

Le jeune Cristòl regarda la baronne de Bram s'approcher et faire une révérence. Qu'elle semblait jeune, et âgée à la fois ! Etait-ce son assurance dans ce monde de noblesse et d'apparences, était-ce sa voix assurée et malgré tout douce, qui faisait que, malgré sa petite taille, Cristòl était impressionné ?

Il songea à son enfance... A cet âge, il était gambader dans la montagne après les moutons, à lancer des cailloux dans les étangs pour faire des ricochets, et à répondre aux oiseaux avec son flageolet.

Quel monde ! Quel retard à rattraper !

Il sourit maladroitement, et eut l'impression, peut-être fausse, que la baronne ne s'inclinerait pas devant lui, mais que lui le devait.
S'incliner devant une si jeune fille ? Cristòl n'avait aucun préjugé, mais cela lui sembla tout de même inhabituel.

-« Mes hommages, ma dame...moiselle. »

Ce léger accroc, il ne savait s'il aurait dû se le permettre. Appelle-t-on dame ou damoiselle une jeune baronne ?

Rekkared rendit la pareille à la baronne de Bram, le plus simplement possible, pour rassurer son fils resté dans l'embarras :

-« Mes hommages, damoiselle. Vous arrivez à point, car nous voilà tous réunis. Alors, nous vous avons conviée afin que vous puissiez infirmer ou confirmer les liens de parenté qui nous unis tous trois. Pour notre part, les ressemblances sont évidentes, mais l'hérauderie nous demandant un tiers avis, nous avons pensé à vous, damoiselle, dont la jeunesse serait gage de vérité à selon nous. »

La baronne sourit, comme à son habitude, d'un léger sourire candide, qui parfois la faisait ressembler à sa défunte mère, bien qu'elle-même n'en ait pas conscience.

-« Je crois savoir que la Hérauderie ne prend jamais de risque et refuse plus souvent qu'elle n'accepte bon nombre de requêtes... Ce qui est bien souvent tout à son honneur. Sa prudence est louable.
Ainsi, donc, je dois confirmer votre lignage, messire, et établir cette vérité par le seul jugement de mon regard. Tâche importante... Comment juger sur des apparences ? »

Elle posa son regard clair et calme sur le jeune - mais néanmoins plus vieux qu'elle - fils présumé du baron. Elle eut un instant de surprise en croisant celui de Cristòl. Ses yeux ... !
Mais masquant sa stupeur intérieure, ouvrant à peine la bouche pour la marquer ni ne portant sa main à ses lèvres, la jeune baronne poursuivit, presque sans émoi :

-« Messire Rekkared, j'avoue mon ignorance quant à votre famille. Si effectivement, je constate que ce garçon - elle inclina respectueusement la tête en direction de Cristòl, ce qui lui permit de croiser à nouveau ce regard si exceptionnel - a de vos deux visages, qu'il a il me semble les lèvres et le front de son père, le nez de sa mère, permettez-moi de me demander... de vous demander, tout simplement, comment il peut être votre fils, et en même temps ne pas l'être suffisamment pour qu'il faille le prouver ? »

Cristòl ne put masquer un soupir, léger. Combien de fois devrait-il remuer son passé si misérable, alors qu'il avait enfin trouvé la seule chose qui lui ait jamais manquée ?
Il caressa du bout des doigts son flageolet qu'il gardait, par habitude, près de lui, puis constatant que son père ne se pressait pas de répondre, il songea que, peut-être, attendait-on le récit de lui, et les yeux baissés, murmura, une fois encore - et, il l'espérait, la dernière - son enfance, et les raisons qu'il y avait pour expliquer son éloignement du couple baronnal ; de ses parents donc. Comme toujours, il avait du mal à cacher son parler paysan, et cela le gênait. Il se sentait un étranger face à cette étrangère, pourtant bien plus proche de ce qu'il devrait être - toute différence de genre mise à part - qu'il ne l'était. En cet instant, il lui sembla que ses habits précieux l'étouffaient, qu'ils collaient à sa peau mais pour la brûler.

Trop, trop, de monde et de mondanités, de richesses et de joies, de murs et de gardes, d'attentions et de discussions !

Il avait souhaité retrouver son père, plus que tout. Mais...
Ce donjon l'oppressait. Il s'y habituerait, sans nulle doute, mais pour l'heure, où étaient les fraîches montagnes, où était sa pauvre liberté ?
Cette... petite, l'effrayait. Son parler délicat lui semblait du poison, ses gestes nonchalants des menaces, son regard un carreau d'arbalète.
La bonne chère dont il profitait depuis quelques jours, les habits qui le paraient, l'affection que sa mère chérie lui portait... Tout cela ne parvenait pas encore à lui faire oublier l'odeur d'un fromage de brebis, le toucher rugueux d'une grosse toile de bure, et les mélopées de la vieille paysanne, il y avait déjà de très nombreuses années.

Après ces jours d'idylle familiale, après que son coeur a flotté sur un petit nuage, pourquoi choisir ce moment pour faire éclater l'orage ? Lui si calme et docile, Cristòl le jeune timide, bouillait de l'intérieur, et ne se l'expliquait que par ses souvenirs.

Il lui faudrait du temps, pour s'adapter. Il le prendrait. Il n'avait nulle part où aller, et des parents à chérir. Ses exigences de miséreux n'avaient rien à faire dans un donjon. Il s'y ferait. Il apprendrait à parler la langue qu'il faut. Il apprendrait comment on salue une dame. Il avait le temps. Il n'était pas prisonnier, si ce n'était dans sa tête. Personne ne l'empêchait de sortir se promener, et se rappeler ses montagnes.

Son trouble intérieur se vit peut-être. Il pinça les lèvres, s'efforça de sourire à la jeune baronne, car toutes ces pensées, finalement, avaient peu duré. Sans doute la jeune fille méditait-elle sur le récit.
Il décida de conclure simplement :

-« C'est tout c'que j'peux vous dire. »

Rekkared prit l'initiative d'une réponse :

« Damoiselle Margot, peut-être que le récit de notre séparation puis de nos retrouvailles vous aidera à trancher.

Il y a une vingtaine d'années, en Galice, ma mie accouchait d'un garçon, dont les yeux, même encore sombres, laissaient présagés qu'il seraient vairons, comme les vôtres. Ceci nous fît peur, nous étions jeunes, crédules et croyons alors en une quelconque diablerie. Et étant sans le sou, nous décidâmes de confier le nouveau-né à un monastère, celui San Felix de Visonia [HRP : aujourd'hui Visuña, près de Villafranca, au confluent des rivières Burbia y Valcárcel, sur les contreforts de la sierra de Aguiar, aux limites du Leon et de la Galice]. Nous ne lui avions pas donné de prénom. Je me rappelle juste du lieu où nous l'avions laissé, San Felix, nom qui est aussi celui de mon domaine, Saint-Félix, près de Vinassan, en Narbonnais. Puis, il y a peu, je le retrouvais fortuitement, dans les rues de Carcassonne. Nos regards se croisèrent, ses yeux vairons me rappelèrent celui de notre nourrisson. Il me raconta son passé ce qui ne fît que confirmer mon intuition. Et nous décidâmes d'aller vérifier la ressemblance entre nos deux visages chez un barbier. Pour ma part, il n'y a plus de doute maintenant. Mais seule la parole d'une tierce personne, telle que vous, pourrait venir entériner ce lien entre nous. Car voici la réponse de l'hérauderie de France à ma demande de reconnaissance : »

Rekkared tendit à Margot la lettre en question :

Morgwen a écrit:

Messire Rekkared de Síarr, Baron de Saint-Félix,

Nous, Morgwen d'Arduilet, dite "Sylvestre", Héraut ès Généalogie, avons pris connaissance de votre requête.
Avant de procéder à l'enregistrement, nous nous permettons de solliciter qu'une personne de votre choix ayant pu voir de ses yeux ces ressemblances entre vous et celui que vous considerez comme votre fils légitime témoigne par écrit de ces faits afin d'apporter un poids supplémentaire à cette déclaration de reconnaissance de filiation.
Dès cette demande rencontrée, le registre sera amendé.

Après le récit du fils, Marguerite écouta les compléments du père, et n'y entendit rien que de bon. Elle eut envie de relever qu'elle n'avait pas les yeux vairons, mais songea qu'il s'agissait plutôt d'un lapsus du baron, qu'il avait voulu parler de son fils.

Elle lut avec attention la lettre de la Duchesse d'Amboise et de Luynes, écriture qu'elle connaissait pour avoir déjà reçu missive de sa part. Hochant la tête, elle dit au baron en souriant :

-« Je vous soutiendrai dans cette démarche. Je vais rentrer à Narbonne et écrire une missive à la dame Morgwen avant la fin de la semaine. Je suis ravie d'avoir pu rencontrer votre fils, et vous revoir, baronne. » Elle inclina respectueusement la tête vers Carmen de Sìarr.